Introduction

De longue date, l'une des critiques les plus souvent portées à l'encontre des cinéastes « expérimentaux » a consisté à pointer leur manque de professionnalisme, leur tendance au « bricolage », par opposition à une conception noble de la production cinématographique valorisant le travail « bien fait », les plans « bien cadrés », « bien exposés », etc.

Ces accusations ont été battues en brèche par des cinéastes qui, loin de les réfuter, en ont pleinement assumé les conséquences, en refusant les prescriptions de l'industrie du cinéma en termes de « bonnes pratiques ». Faisant l'éloge de la spontanéité, du hasard, des puissances créatrices inhérentes aux contraintes technologiques et financières avec lesquelles ils composaient, ils ont défendu une conception du cinéma valorisant l'expressivité à travers la technique plutôt que la capacité à utiliser cette dernière pour se conformer à un programme établi. L'histoire du cinéma expérimental est ainsi traversée par des pratiques et des réflexions qui interrogent, contestent ou détournent la prescription des usages des technologies du film par l'industrie. Qu'il s'agisse de pousser des appareils au maximum de leurs possibilités, de les employer pour d'autres usages que ceux pour lesquels ils ont été conçus, de reconstruire des instruments disparus car jugés obsolètes, ou d'inventer carrément ceux qui leur manquent, une large part de l'inventivité technique se consacre ainsi, dans le champ de l'expérimental, à concevoir des dispositifs qui permettront aux cinéastes d'inventer des formes originales, et non de reconduire des stratégies déjà éprouvées.

En 1962, dans un chapitre de La pensée sauvage, l'anthropologue Claude Lévi-Strauss utilise la métaphore du bricolage pour spécifier les rapports entre pensée magique et pensée scientifique. Le bricoleur est ainsi opposé à la figure de l'ingénieur, qui recourt à la technique en fonction d'un plan préconçu, quand le premier s'expose à la divagation, à l'aléatoire, au risque de l'erreur, et fait de l'activité bricoleuse sa propre fin[1]. Si Lévi-Strauss plaide pour la prise en considération de la raison bricoleuse, comme le fera plus tard Michel de Certeau[2], il ne s'agit pourtant pas pour lui de dénigrer l'ingénierie, mais plutôt de les mettre face à face, et en dialogue. Dans le droit fil de ces réflexions, l'hypothèse de ce parcours consistera à montrer comment le bricolage et l'ingénierie constituent des ordres de rationalité et d'inventivité différents, mais complémentaires; ou, pour reprendre les termes de Lévi-Strauss,

deux modes de connaissance, inégaux quant aux résultats théoriques et pratiques […], mais non par le genre d'opérations mentales qu'[ils] supposent [...][3].

Cette idée d'une pensée bricoleuse constituera le fil rouge de ce parcours, qui vise à éclairer l'histoire et les pratiques du cinéma expérimental à la lumière des « régimes d'individuation[4] » que manifeste le rapport à la technique, à rebours des pratiques industrielles où il s'agit la plupart du temps d'employer des machines dont les fonctions sont standardisées, et les usages fortement prescrits. Il s'agit ainsi de mettre en lumière une conception positive de la raison bricoleuse, qui envisage moins la réflexion technique comme résolution ponctuelle d'un problème que comme ouverture d'un champ de possibilités. Mais aussi de montrer comment l'exigence d'efficacité qui sous-tend l'ingénierie cinématographique peut trouver à s'exprimer jusque dans ses « marges », avec des résultats parfois spectaculaires.

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Texte nativement numérique

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Éditeur

TECHNÈS

Date de diffusion

2020

Langue

fr

Format

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Date de modification de la fiche

2021-03-08

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