Le multi-écran - Texte 1

La forme cinématographique du multi-écran existait au tournant du XXe siècle, avant une « rénovation artistique » durant les années 1960 et 1970 — après ce que l’on peut désigner comme la « victoire de la télévision » et de ses flux ininterrompus d’images. Il ne fait pas de doute que la forme cinématographique de l’écran unique a le plus longtemps dominé nos modes de visionnement — tout comme les tableaux sur panneau unique en dépit des polyptyques —, ce qui n’a pas entravé pour autant le foisonnement d’expériences cinéplastiques entre le début du XXe siècle et aujourd’hui.

L’une des tentatives les plus extraordinaires et monumentales du cinéma muet, qui fut le Napoléon d'Abel Gance (1927), avait pour haute ambition de déconstruire les effets autoritaires de la vision monoculaire. La spectaculaire polyvision de Gance — le triple écran, les surimpressions de dizaines d’images à la fois, l’élargissement des images à la manière d’une symphonie musicale, des renvois symétriques — cherchait à repousser les limites des capacités spatiales, temporelles et sensorielles du cinéma et, dans le même temps, à problématiser la narration historique. Pour le septième des arts, il s’agissait également de délinéariser la narration, puis de permettre à l’œil un autre type de déplacement entre les images, davantage en constellation, qui répondait très certainement, selon Abel Gance lui-même, au tempo imposé par l’époque : de nouvelles conceptions de la vitesse, du mouvement mécanique, des avancées technologiques majeures, de nouveaux modes de production. Ce changement s’explique aussi par certaines intentions créatives, montrant que le cinéma, abandonnant le plan unique de ses débuts, penchant vers l’idée de raconter des histoires toujours plus complexes, telles que la fresque napoléonienne de Gance — émancipée du rapport d’une action généralement unique, se déroulant en un lieu unique —, s’est alors retrouvé face au problème du mode de représentation d’actions multiples se déroulant en des lieux et des temps eux-mêmes multiples. Les mailles de la trame spatiotemporelle du récit ne semblaient pouvoir être restituées au cinéma que par un art du montage, de la coupe et de la séquence, du fait de la lecture linéaire du matériau filmique (bobine) et de l’unicité spatiale limitée au seul écran rectangulaire que nous connaissons si bien. Mais ce que les populations vivaient à travers les évolutions techniques avait sans conteste vocation, d’une manière ou d’une autre, à se retrouver dans le cinéma et dans les autres arts, les formes de mutli-écran, d’atlas, de collection, de split screen et de constellation n’ayant jamais été aussi importantes. Abel Gance avait compris cette importance de l’éclatement et du rythme au cours des premiers temps du cinéma, tout comme son ami Élie Faure, qui parlait des débuts immanquablement « plastiques » du septième art. Le projet Napoléon, qui visait à révolutionner la culture visuelle au moment même où le son arrivait au cinéma, représente donc l’amorce d’une réponse face à ces nombreuses problématiques.

Plus tardivement, Gene Youngblood se demande dans Expanded Cinema (1970), son ouvrage majeur, pourquoi il a fallu néanmoins si longtemps au cinéma multi-écran pour qu’il se dévoile enfin au grand jour. Sa réponse à cette attente se formule dans la continuité des preuves précédentes, dans l’idée que « la télévision est le logiciel de la terre[1] », qu’elle a rendu le film obsolète en tant que technologie documentaire, l’a transformé en art insulaire, l’a connecté et a contribué à consolider le monopole d’un « réseau intermédial » à partir des autres plateformes (magazines, livres, radio, musique enregistrée, photographie), de sorte que tous les médias soient ainsi le nouvel environnement des possibles; ils sont discontinus, fragmentés et interconnectés, comme un labyrinthe. C’est dans ce réseau multidimensionnel, post-industriel et post-alphabétisé qu’un nombre croissant de personnes ont commencé à vivre à travers ce monde stimulant des médias commerciaux, qui demeure simultané et commun.

L’Exposition universelle de 1967, pour laquelle est construit le pavillon Labyrinthe, en plus de fractionner ce point de vue en de multiples archipels, s’est posée comme précurseur du musée moderne à travers l’importance de l’architecture en tant que moyen à la fois utopique et pédagogique qui a su établir un lien explicite entre les médias et l’espace urbain : une réinvention de la flânerie par des images synesthésiques.

Type de document (média)

Texte nativement numérique

Créateur

Blake, Matthieu

Éditeur

TECHNÈS

Date de diffusion

2022

Langue

fr

Format

text/html

Droits

© TECHNÈS, 2022. Certains droits réservés.

Licence

Identifiant

ark:/17444/96788z/4234

Date de modification de la fiche

2022-11-21

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